Combien de fois avez-vous été stupéfait par le fiasco cuisant d’une startup qui développait un produit tellement génial qu’il ne pouvait que cartonner.
Des produits qui tenaient de vraies promesses, résolvaient de vrais problèmes, ont bénéficié d’une belle couverture médiatique et ont fini par faire pschitt,
Prenons un exemple marquant de la Silver Économie : Dfree. C’est un système de prévention de l’incontinence urinaire, lancé en grande pompe fin 2017 et dont l’aventure s’est terminée dans l’indifférence la plus totale fin 2019.
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Comment cela est-il possible et quels enseignements pouvons-nous en retirer pour réussir nos opérations sur le marché des seniors ?
Incontinence, un marché en or
L’incontinence urinaire touche les personnes qui ne peuvent pas se retenir de faire pipi. Il existe deux formes de dérèglement. L’énurésie d’effort qui se déclenche pendant l’ardeur et l’impériosité. Celle-ci se traduit par une vessie qui ne prévient pas quand elle déborde. Or, l’accident qu’on pardonne au jeune enfant, on ne l’admet pas de la part d’un adulte.
Le mal en chiffres
En France, plus de 3 millions de personnes souffrent de ce mal. Dans la population féminine, la prévalence de l’incontinence urinaire varie selon les études de 10 à 57 %. Cette prévalence augmente avec l’âge. À partir de plusieurs milliers de questionnaires, une étude norvégienne a permis d’établir la prévalence de l’incontinence urinaire par classe d’âge. L’incontinence touche :
- 12 % des femmes de 20 à 29 ans.
- 25 % des femmes de 60 à 69 ans
- 32 % des femmes de plus de 80 ans
L’incontinence urinaire d’effort chez l’homme fait suite à la prise en charge d’une pathologie prostatique dans la majorité des cas. Ainsi, en France environ 30 000 prostatectomies totales sont effectués pour traiter des cancers de prostate. L’incidence de l’incontinence persistante au-delà de 6 mois est d’environ 25 %, avec 3 à 5 % des patients qui souffrent d’incontinence totale permanente justifiant une prise en charge chirurgicale (source Sphère Santé).
La double peine
L’incontinence est un handicap doublement pénalisant, par ses effets physiques et psychologiques. L’estime de soi est durablement dégradée chez les personnes souffrant d’incontinence. Les victimes vivent souvent dans l’angoisse, ce qui se traduit dans la vie quotidienne par un certain isolement. Par crainte des mauvaises odeurs, d’être embarrassées publiquement en cas d’accident, les incontinents ont donc tendance à se replier sur eux-mêmes.
Une étude a montré que parmi 3 364 femmes employées âgées de 18 à 60 ans et souffrant d’incontinence urinaire sévère, 2 % ont dû changer de type de travail à cause de ce handicap. Selon une autre étude réalisée au Canada, 15,5 % des femmes incontinentes endureraient des dépressions. Ce taux s’élève à 30 % chez les femmes âgées entre 18 et 44 ans et contraste avec le taux de dépression de 9,2 % chez les femmes continentes.
L’incontinence est Un problème
Douloureux, urgent et réalisé
L’incontinence est un problème D.U.R. Un sujet douloureux, urgent et réalisé.
- Douloureux, il empêche littéralement ses victimes de dormir. Elles seraient prêtes à tout pour s’en sortir.
- La question est urgente, car l’incontinence se manifeste plusieurs fois par jour et crée une gêne qu’on ne peut arrêter.
- Enfin, c’est un difficulté réalisée, car les personnes en sont conscientes. Peut-être pas toutes, mais celles qui le sont représentent un marché suffisamment important pour justifier la recherche d’un remède.
Or les solutions actuelles ne résolvent pas le problème, mais épongent ses conséquences. Car aujourd’hui, la seule véritable réponse à l’incontinence, c’est de porter des protections urinaires, mettre une alaise sur son matelas et croiser les doigts pour que ça tienne et que la fuite ne se remarque pas.
Assumer ?
Peu de victimes d’incontinence assument ouvertement ce problème. Qui les blâmerait, dans un monde où l’apparence fait loi, un monde où la santé et la forme sont aussi déterminantes. Un monde qui cache le handicap, la maladie et la mort. Notre monde.
Pourtant, les professionnels ne proposent pas d’autres solutions que les protections urinaires (on ne parle pas de couches) qui, si elles sont très efficaces, sont une plaie à gérer, changer, jeter et acheter… Même si le marché de la protection pour adultes est florissant sur Amazon, les acheteurs se dissimulent systématiquement derrière un tiers quand ils postent des commentaires sur les produits. Ce n’est jamais l’utilisateur qui s’exprime, mais toujours un parent ou un ami qui « a acquis pour le compte de… » et fait un feedback pour rendre service.
DFree, le messie de la vessie
DFree était un système technologique qui permettait d’alerter le porteur du taux de remplissage de sa vessie. Inefficace sur l’incontinence d’effort, ou le pipi sort à cause d’un effort et non par l’effet d’une vessie trop pleine, Dfree pouvait résoudre le problème d’incontinence par impériosité.
Un boitier de 60 grammes clipsé à la ceinture, un petit capteur collé sur le bas ventre et vous étiez averti via une notification smartphone quand votre vessie atteignait la cote d’alerte. Vous deviez alors vous mettre en quête d’un w.c. pour aller vider la vessie. Dfree ne corrigeait pas le problème, mais proposait une alternative saine, économique et naturelle. En effet, quoi de plus logique que d’aller aux toilettes pour faire pipi.

Cet appareil inventé par un étudiant japonais avait déjà rencontré un beau succès public au pays du Soleil levant quand, en 2017, la startup l’ayant développé a décidé de le commercialiser aux États-Unis et en Europe. Pour l’Europe, c’est la France qui a été choisie comme marché test, car l’existence d’un écosystème Silver économie semblait de bon aloi aux Japonais. Puisque la prévalence de l’incontinence par impériosité se manifeste majoritairement chez les seniors, c’est le segment le plus facile à attaquer pour démarrer.
Et en termes de départ, l’antenne européenne de la startup japonaise n’a pas ménagé ses efforts. Présent sur tous les salons, y compris au prestigieux CES de Las Vegas, le boitier antifuite a fait parler de lui dans les médias.
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Il y avait un public, une demande, mais la marque n’a pas trouvé les mots pour se vendre. Elle a aussi cru qu’une couverture média suffirait à asseoir sa renommée. DMalheureusement, les ventes n’ont pas suivi. Créée en juillet 2017, Triple W Europe réalise un CA de 1000 euros en 2017 et 400 euros en 2018. Le premier semestre 2019 confirme sans doute la frilosité du marché, puisque l’entreprise disparait purement et simplement à la fin de 2019. Légalement, Triple W Europe existe toujours, mais c’est une coquille vide. Les équipes commerciales ont quitté la compagnie. Le site Shopify est fermé, le compte Facebook inactif. Il ne reste de Dfree que les articles enthousiastes que la presse a bien voulu lui consacrer pendant son court et artificiel âge d’or.
Autopsie d’un fiasco
Le marché de la protection urinaire est durablement implanté en France depuis des décennies. Il bénéficie d’un circuit de distribution solidement ancré dans les pharmacies et structures de vente de matériel thérapeutique. Il a la reconnaissance du corps médical et l’avantage de l’ancienneté.
La société qui voudrait disrupter ce marché devrait se faire remarquer par une stratégie marketing agressive. Oser carrément mettre en opposition son produit avec une concurrence ringarde et peu qualitative. Jouer les trouble-fête avec une communication décalée et très impliquée auprès de son public cible.
Fais comme FEMPO
Quand je pense à DFree, le meilleur modèle qui me vient à l’esprit, c’est FEMPO. Cette pépite française a révolutionné le marché de la protection périodique féminine en créant une culotte hautement absorbante développée en écoutant les besoins exprimés par les femmes. La communication de FEMPO est archi décalée sur un marché qui joue depuis toujours la carte de la figure de style. Chez FEMPO, on dit les choses clairement et on n’a pas peur de mettre les pieds dans le plat.
Et c’est à mon avis exactement ce que DFree aurait dû faire. Oser aborder le sujet franco de port en montrant comment leur produit permet aux victimes d’incontinence de relever fièrement la tête. De ne plus avoir honte. De retrouver confiance en eux et estime de soi.
DFree aurait été une super aventure en BtoC, sur le marché de particuliers qui ne demandaient que cela. Mais la marque n’a jamais osé sortir une punchline agressive, se contentant d’un très sage « l’objet connecté qui vous prévient au moment opportun d’aller aux toilettes. » Même morosité du côté de l’argumentaire de vente. Copier-coller de la version japonaise, la brochure commerciale de DFree se perd dans les fonctionnalités en omettant les bénéfices.

Le prose entre deux chaises
Et puis, de toute manière, Dfree ne s’est pas confronté au marché des seniors. Dans un premier temps, la startup s’est lancée sur le marché des Ehpad. Et là, l’argument change. Plus question d’aider les citoyens à retrouver confiance et dignité, l’objectif consiste à aider les structures à réaliser des économies. Selon Triple W Europe, Dfree permettait aux institutions de réduire de 30 % le temps de soin, de 50 % le nombre de protections et de faire économiser à l’établissement 247 € par résident et par mois.
Le choix du marché des Ehpad répond à une logique de massification. Si je vends ma solution à un établissement, j’équipe d’un coup une centaine de personnes.
Mais la stratégie n’a pas fait mouche. Dfree A donc décidé de se lancer sur le marché des particuliers au printemps 2019. Ils créent une page Shopify calquée sur le site américain de la marque, à l’argument et au pictogramme près. A l’instar de sa plaquette commerciale et de sa proposition de valeur, la startup commet encore l’erreur de penser que la technologie suffira pour convaincre les prospects. Confondant fonctionnalités et bénéfices, réduisant les (faux) témoignages de clients à la portion congrue et omettant de lever toutes les objections, l’offre n’a pas trouvé son public.
Les enseignements à retirer
En Silver économie, nous sommes confrontés à trois problèmes majeurs et convergents.
- Nous développons des solutions que les clients découvrent sur le tard. Dans l’automobile ou les télécoms, vous vendez des produits de masse dont l’usage est évident, maitrisé, admis, ancré depuis des décennies. Dans la Silver économie, quoi que vous vendiez, le besoin apparait tardivement. Vous devez développer toute une culture auprès des prospects avant de songer à les convertir en acheteurs.
- Nous avons affaire à plusieurs interlocuteurs. Le bénéficiaire, sa famille, son médecin traitant sont des promoteurs ou des détracteurs en puissance. Si votre prescripteur est un aidant, vous devez lui fournir des explications qui le convaincront et des arguments qu’il pourra utiliser pour persuader son proche âgé.
- Ni les médias ni le grand public ne comprennent réellement notre offre. Nous ne pouvons pas compter sur les canaux médiatiques traditionnels pour nous faire connaitre. Et vu la réputation que les Ehpad se paient à cause de leur médiatisation, c’est peut-être préférable de rester sous les radars !
Conséquence de ces particularités, si vous voulez développer une offre innovante en Silver économie, vous avez intérêt à :
- Compter surtout sur vous-même,
- Incarner votre marque et prendre la parole en tant qu’expert,
- Développer une relation privilégiée avec vos prospects en leur apportant du renseignement, de la valeur.
- Ne pas se montrer avare en informations sur le problème que vous résolvez et plus largement sur tous les besoins que vos clients rencontrent en raison de leur vieillissement,
- Devenir l’autorité à laquelle vos prospects feront confiance,
- Surprendre, innover, oser une communication différenciante,
- Ne pas jouer le même jeu que vos concurrents,
- Oser le BtoC,
- Tabler sur un parcours client au long cours.
Vouloir brûler les étapes ou se persuader que le produit suffira à convaincre les clients, c’est pêcher par excès de confiance. Cela ne marche pas. La preuve, DFree s’est planté.
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